Journal intime de Sophia – Episode 10

Journal du commandant Malan Dranko, 26-CC-572

La Surface. Une éternité. Le pas lourd de nos armures remontant le tunnel de jonction, les grincements des roues du tramway sur les rails, les grésillements des communicateurs laissant deviner l’angoisse du novice qui n’a jamais vu le ciel.

C’est avec un pincement au cœur que j’abandonne ma petite Sofia, seule dans le HMS Apocalypse. Elle sera à l’abri, et elle sera notre relais avec le monde sous-marin. Je me raisonne. Famelus et son groupe de la Ligue Rouge ne sont pas plus bavards que nous. Ce chemin que nous empruntons pour rejoindre l’air libre, long de deux bons kilomètres, est un peu comme une porte vers un autre monde, un monde qui n’est plus le nôtre. Il appartient maintenant à des êtres étranges comme notre guide, une brindille géante à la peau bleue qui n’a plus grand chose d’humain. Ces mutants sont de très bons guides, quoique peu bavards.

Lorsque la porte en acier renforcé s’ouvre en hurlant de tous ses rouages sur l’enfer blanc, de douloureux souvenirs m’assaillent. L’unité 12, ces hommes, mes hommes, qui ne tournaient jamais le dos à un camarade pendant les opérations, sauf pour le protéger ; l’assaut des mutants, ces énormes hommes-araignées gélatineux dans la tanière desquels j’avais entraîné les miens ; le carnage, le crépitement des mitrailleuses, les hurlements dans les communicateurs ; et le colonel Spirul, que j’abattis moi-même d’une balle dans la tête, les yeux dans les yeux. « Pour mon frère, pour Salgan. Mes amitiés au Grand Dormeur ». Tout ça pour ça. J’avais mené mes hommes à l’extinction pour atteindre un traître qui avait causé la mort de mon frère. Et je m’étais sciemment mis au ban de la société Hégémonienne afin de continuer à enquêter sur ce Culte tentaculaire. Personne n’en réchapperait. Adieu Dranko, l’officier déchu aux mains liées. Salut à toi, Achilleus. Bienvenue dans ta nouvelle vie[1]. C’est la première fois qu’Achilleus remonte en surface depuis ces événements. Et il se promet de ne pas abandonner ses hommes cette fois-ci.

Le ciel est si blanc qu’il est impossible de le distinguer de la banquise. Il n’y a pas d’horizon, sauf à l’endroit où se découpent les montagnes au loin. L’entrée est gardée par deux tourelles cyclopéennes capables d’étêter un Ver-Trident à deux kilomètres. Le groupe de l’archéologue nous quitte et monte dans son véhicule à chenilles affrété pour l’occasion, nous croisons des mercenaires qui rentrent à la maison. Ils sont salement amochés. Combien ne sont pas arrivés jusqu’ici ? Famélus et ses soldats de la Ligue nous emboîtent le pas un moment, et nous voilà en file indienne à marcher dans les pas de notre guide Oupah Oupah. Ce sont les seuls sons qui sortent de sa gorge de mutant, ce sera donc son nom.

Une fine couche de glace se craquelle sous nos lourdes bottes mécanisées lorsque nous entamons notre périple.

Notre premier contact à la surface s’avère un carnage, un charnier. Des bêtes indéterminées, au loin, sont en train de geler lentement. Malgré ma curiosité, je suis les conseils de Famélus et nous évitons l’endroit. Un peu plus loin, alors que les deux groupes se séparent, c’est une scène de bataille qui stoppe notre route. Des hommes en armure et des… Oupah Oupah. Notre guide nous fait comprendre qu’il ne s’agit pas de sa tribu. Sa manière de communiquer est étrange. Il nous parle en nous balançant des images dans la tête. Grogne quelques mots dans une langue abâtardie par moments. Nous nous approchons prudemment. Des mercenaires, aucune affiliation visible. Les deux groupes se sont-ils entre-tués ? Nous n’avons pas le temps de réfléchir. Notre guide repère un objet volant dans le lointain. Pendant que Kassandra et Anna ajustent leurs fusils, Tank et Oupah filent se mettre à l’abri dans une grotte. J’hésite, mais ma vieille armure n’est pas équipée pour le tir au pigeon. Je rejoins donc mes deux acolytes. Nos snipers font mouche et le drone de l’Alliance Polaire n’a pas le temps d’effectuer une reconnaissance plus précise. Le voici réduit en boîte de conserve usagée en deux tirs au millimètre.

Les senseurs de nos armures s’emballent alors. Une tempête EMP est en approche ultra-rapide ! Le temps que notre guide bleu trouve une grotte susceptible de nous abriter, nos carcasses morflent. Avaries, perte d’intégrité structurelle, communications hachées… La surface n’est pas tendre avec les « Originels » comme les appelle Oupah.

Je décide d’explorer la grotte à coup de foreuse. Au bout de deux bonnes heures, nous avons coupé à travers la roche dans la direction de notre objectif et laissé la tempête loin derrière nous. Nous débouchons sur un plateau et repérons en contrebas un groupe de mercenaires en train de chicaner. Mes compagnons se planquent pour décider de la conduite à adopter. Mais mon armure, bien plus lourde et imposante, est repérée par un second groupe. Un chien cybernétique se lance à mes trousses, immédiatement suivi par un cyborg, redoutable créature de l’Alliance Polaire. Derrière eux, deux soldats de l’Alliance fourbissent leurs armes. Oupah décide de faire diversion pour me tirer d’affaire et dévale la pente pour se retrouver entre les deux groupes. Ainsi, il attirera le chien et son guide vers le groupe de mercenaires en espérant semer la zizanie. Pure tactique de sauvage de la surface. Qui marche. Les deux êtres mécanisés se détournent de moi. Mais le chien va trop vite pour mon guide à peau bleue. Oupah sent le souffle chaud et huileux de la bête sur son dos au moment où il se jette au milieu des mercenaires, ébahis par la soudaine activité de la banquise.

De l’autre côté, c’est le carnage. Les deux soldats de l’AP entament un duel à distance avec Anna et Kassandra. Mais au lieu de balles calibre .38, ce sont des missiles qui sont tirés. Tank et moi nous jetons à l’abri derrière un amas rocheux juste au moment où l’apocalypse s’abat sur la glace. Les rochers s’arrachent du sol et défient les lois de la gravité, l’air est désintégré, la glace atteint le point de fusion. Quant à nous, nous devenons un instant des jouets dont un enfant-dieu se serait débarrassé par désintérêt. Je ne sais comment nous survivons tous les quatre. Les deux soldats de l’AP n’ont pas eu notre chance. Nos coques en sortent un peu plus cabossées si c’est possible. De l’autre côté du ring, deux mercenaires en sont sortis vivants. Et Oupah et sa chance insolente également.

En fin de journée, nous atteignons notre premier point-relais, une ancienne base de la Ligue Rouge abandonnée, devenue refuge pour les aventureux. Le premier étage est condamné pour les boîtes de conserve volumineuses que nous sommes, et seul notre guide peut s’y installer pour surveiller l’horizon. Nous communiquons avec ma petite Sofia pour qui tout va bien. Elle me guide pour rafistoler nos armures qui en ont pris un sacré coup. Mais la coopération ne s’avère pas très efficace. J’arrive néanmoins à me bricoler un propulseur dorsal arraché sur une armure qui n’en aura plus besoin. Nous pensons passer une nuit à peu près tranquille, mais notre guide, depuis les grandes baies vitrées du premier étage, nous fait part d’un nouveau problème, que je connais également. Des crabes blancs, grands comme des véhicules, sont en train de s’amasser tout autour du refuge. Ils sont en période de reproduction. Et ils ont faim. Ils nous coincent ici une nuit et la journée suivante, s’amassant les uns sur les autres jusqu’à atteindre le toit. Ils sont trop nombreux pour qu’autre chose qu’un missile puisse nous en débarrasser. Anna en fait l’amère démonstration avec sa mitrailleuse lourde qui entame à peine leur carapace.

Le bruit ! Le bruit est leur faiblesse. Je le sais, et Oupah aussi. Tank a alors l’idée de les repousser avec son amplificateur qui crache de la musique des bas-fonds. Je me dis, qui ne fuirait pas devant un tel mauvais goût. Mais son idée a le mérite d’être efficace. Lorsqu’il s’avance à l’extérieur, les crabes s’écartent presque cérémonieusement. Mais un malheur n’arrive jamais seul, et alors que nous pensons avoir enfin trouvé la solution, nos senseurs s’affolent à nouveau. Dans le ciel, là-haut, un vortex est en train de se former ! Pire qu’un crabe géant, pire qu’une tempête EMP, ce truc fait chuter la pression, la température, et bouffe l’oxygène. Les crabes ne s’y trompent pas et détalent vers une montagne pour s’enterrer le plus profondément possible. Oupah, dont la seule chance est de se planquer dans une carcasse de crabe, tente avec l’énergie du désespoir de planter sa lance dans une bestiole pour s’y enfouir, mais sa lance se plante, se coince et le voilà traîné comme un esclave au milieu d’une horde de crabes vers la montagne. Nous ne le reverrons jamais. Les Généticiens seuls savent quelle fut sa destinée, mais il est impossible qu’il en soit sorti vivant.

Finalement, la montagne abritant la station Mistral se trouve droit devant nous. Nous entamons notre escalade sans un mot. Oupah hante mes pensées. Heureusement, le propulseur dorsal me permet de manœuvrer mon armure aisément, sans quoi j’aurais été à la peine pour gravir ce mur. Anna et Kassandra ne s’en sortent pas aussi bien. L’une entraînant l’autre, les deux armures chutent lourdement de plusieurs dizaines de mètres alors que le sommet est en vue. Les nouvelles qui me parviennent par communicateur me glacent les sangs.

« Ouais, on va bien, crache la voix métallique de Kassandra. Y a une armure ici. Une armure Hégémonienne. Un gars est tombé dans cette crevasse et a pas eu notre chance. Y a un nom écrit. Salgan… »

Salgan. Non, c’est tout bonnement impossible. Salgan est mort. Il y a forcément méprise. J’abandonne Tank et file dans la crevasse. C’est bien lui. Mon frère. Dans une armure Hégémonienne, et il y en a deux ou trois autres un peu plus loin. Ces hommes sont là depuis un bon mois ou deux. Qu’est-ce qui les a surpris ? Qu’est-ce qui les a tués ? J’ordonne aux filles de me laisser seul un moment. Je suis incapable de parler, incapable de ressentir une quelconque émotion. Tout ce que j’ai fait ces derniers temps, c’était pour lui. Pour venger sa mort aux mains du Culte du Dormeur. Ai-je fait tout ça en vain ? Salgan, je saurai ce qui t’est arrivé. Mais je ne sais pas si je dois encore te venger.

Je démonte laconiquement son disque dur pour en savoir plus, puis j’enterre comme je peux son corps sous des débris rocheux. Je ne sais combien de temps je reste là, mais les autres ont repris leur ascension depuis belle lurette. Lorsque je parviens finalement au sommet de la montagne, la station Mistral est bien là, et mes compagnons se sont déjà aventurés dans son ventre. Cette station semble avoir été pris d’assaut de l’intérieur. Certains scientifiques sont morts par balle, d’autres de froid suite à l’ouverture du sas défoncé et des baies brisées. Nous visitons en silence ce tombeau gelé et la scène se rejoue sous nos yeux à chaque élément nouveau : ici Sullivan s’est infiltré, là il a trouvé ce qu’il cherchait, devant une gigantesque console informatique, mais il a dû être surpris ou pris par le temps. Alors il a arraché un robot de ses rails et s’est frayé un chemin vers l’héliport à coup de fusil pour s’enfuir avant l’arrivée de l’artillerie lourde. La suite, nous la connaissons tous…

Une dernière communication avec Sofia, qui arrive à pirater les communications des drones à distance grâce à la carcasse ramenée par Kassandra et je commets l’erreur de lui dire où nous sommes. Cela risque de nous être préjudiciable, à nous autant qu’à elle. Nous décidons de partir vers le lieu du crash sans attendre de comité de réception. Alors que nous quittons la zone, au loin, nous remarquons quelque chose qui nous surveille, qui nous suit ? C’est une créature habillée, humanoïde, certes, mais en rien humaine…


[1]« Hé oui, y a un background, les gars ! »